La disparue du Vatican

Emanuela Orlandi a 15 ans, de longs cheveux noirs qui tombent jusqu’aux épaules. Sur son visage, l’enfance le dispute encore à l’adolescence. Elle habite le Vatican avec ses parents, ses trois soeurs et son frère. Son père, Ercole, 51 ans, est un employé de la Préfecture de la Maison Pontificale. Elle est en deuxième année au Lycée Scientifique de Rome. L’année scolaire est terminée. Mais elle continue de suivre trois fois par semaine des cours de piano à l’Ecole Tommaso Ludovico Da Victoria, qui dépend de l’Institut Pontifical de Musique.
Ce jour là, mercredi 22 juin 1983, il fait chaud à Rome. Emanuela porte un T shirt blanc, des jeans et des tennis.
Emanuela sort de la maison familiale et prend le bus, comme elle le fait trois fois par semaine, puis parcourt deux-trois cents mètres à pied pour se rendre à son cours de musique Piazza Sant’Apollinario, dans le centre ville. Mais elle arrive avec dix minutes de retard. Elle si ponctuelle! Etonnant. Une de ses camarades, Raffaela Monzi, remarque même qu’elle est très essouflée.
Avant la fin du cours, Emanuela, demande l’autorisation de sortir au professeur et non à la Directrice, Soeur Dolorès, comme elle aurait du le faire. Elle quitte la salle de classe et donne un coup de téléphone chez elle. Elle tombe sur une de ses soeurs. Il est environ 19 H. Elle lui explique qu’elle est arrivée en retard parce que quelqu’un lui a proposé de distribuer des prospectus publicitaires de produits de beauté Avon, lors d’une présentation de mode. C’est très bien payé. Sa soeur le lui déconseille.
Emanuela décide d’en parler à ses parents avant de donner une réponse. Elle se fera accompagner s’il le faut.
Elle demande à Raffaela Monzi, à qui elle a raconté la proposition qui lui a été faite, s’il vaut mieux qu’elle prenne le bus ou qu’elle se rende au rendez-vous qu’on lui a donné pour ce travail. “Fais comme tu veux” répond Raffaela. Elles se rendent à l’arrêt du bus, où Raffaela la laisse en compagnie d’une autre fille. Il est 19 H.30.
A partir de ce moment là, on perd la trace d’Emanuela.
La fille qui était avec elle à l’arrêt du bus ne s’est pas fait connaître, et n’a pu être identifiée. En revanche, un policier, Bruno Bosco, en faction devant le Sénat, se souvient avoir vu, cet après-midi là, une jeune fille parler avec un homme qui lui montrait un sac. Mieux encore, un vigile, Alfredo Sambuco, lui aussi en service Corso del Rinascimento, devant le Sénat, a échangé quelques mots avec Emanuela. Elle lui a demandé le chemin de la Salle Borromini. Il a même parlé à l’homme qui l’accompagnait. Trente-cinq ans ou plus, mince, dans les un mètre soixante-quinze, un visage allongé. Il lui a fait remarquer qu’il ne pouvait pas garer là sa BMW de couleur sombre métallisée.
Grâce à ce témoignage, les carabiniers ont établi un portrait-robot de l’homme. Ils ont même dit au vigile qu’il leur faisait penser à quelqu’un qu’ils connaissaient mais qui ne pouvait être en Italie à l’époque. Curieusement, ce portrait-robot ne semble pas avoir été diffusé. Ces détails ne seront connus du public que dix ans plus tard, lors d’une interview du vigile.

Pour la famille Orlandi, c’est l’angoisse. Pour la police, qu’ils ont prévenue, Emanula sera restée chez une amie. Ou  aura fait une escapade. A 3 H. du matin, les Orlandi appelent Soeur Dolorès. Aurait-elle du nouveau? Une camarade a-t-elle donné de ses nouvelles? Rien. On est le 23 juin. Emanuela est officiellement portée disparue. Les deux jours suivant, des avis de recherche sont publiés dans trois quotidiens, Il Messaggero, Il Tempo et Paese Sera. Avec le numéro de téléphone des Orlandi. Les premiers appels arrivent. Sans intérêt, le lot habituel de mythomanes. Toutefois vers 18 H., un certain Pierluigi, qui dit avoir seize ans, mais dont la voix et la façon de parler sont plutôt celles d’un adulte, fournit des informations. Sa fiancée a rencontré Emanuela, Campo di Fiori, près de la Piazza Navona. Il donne des détails: elle vend des cosmétiques pour quelqu’un qui lui verse un pourcentage, se fait appeler Barba-ra, possède une flute, mais elle ne veut pas jouer dans la rue de la flute parce qu’elle doit mettre des lunettes, ce qu’elle déteste. Il rappelle trois heures plus tard pour donner des détails plus précis sur ses problèmes de vision. Emanuela est astygmate. Selon lui, Emanuela se serait fait couper les cheveux, elle se serait enfuie de chez elle où la vie est plate et monotone mais y retournerait pour le mariage de sa soeur, Natalina. Celle-ci doit effectivement se marier. Nouvel appel le lendemain vers 20 H. Il raconte que Barbara vend des produits de chez Avon pour quelqu’un qui lui verse un pourcentage. Il revient sur les lunettes à monture blanche qu’elle abhore. Il ne veut pas donner de détails supplémentaires et refuse le rendez-vous que lui pro-pose l’oncle d’Emanuela.
Le 28, c’est un dénommé Mario qui téléphone. Il a un fort accent romain, dit avoir 35  ans, posséder un bar près du Pont Vittorio Emmanuelle II, entre le Vatican et l’école de Musique. Il a rencontré un type avec deux filles qui vendent des produits de beau-té. Une d’elle dit s’appeler Barbara, être vénitienne. Il rappelle pour dire que Barbara lui a confié s’être enfuie de chez elle volontairement. Mais dans son appel, il y des choses qui clochent. Il semble plus qu’hésitant quand on lui demande combien me-sure Emanuela, et puis il y a cette voix à peine perceptible, en fond, qui souffle: ”N’en dis pas plus”.
La famille s’interroge, PierLuigi et Mario se connaissent-ils? Font-ils partie d’une bande? Aucun ne demande de rançon. Pourquoi? Et puis cette histoire D’Emanuela qui s’enfuit de chez elle; pour ses parents ça ne tient vraiment pas debout, ça n’est vraiment pas le style de leur fille.
Le 30 juin, les murs de Rome se couvrent d’affichettes bleu et blanc avec la photo en noir et blanc d’Emanuela. Et le 3 juillet, le Pape Jean-Paul II, qui est rentré de son deuxième voyage en Pologne une dizaine de jours auparavant, lance un appel aux ravisseurs pendant l’Angelus. Il officialise ainsi la thèse de l’enlèvement et de la séquestration. Il en lancera sept autres.
Deux jours plus tard, le 5 juillet, coup de theâtre! Dans la sale de presse du Vatican, le téléphone sonne. L’homme qui appelle parle avec un léger accent étranger. Fai-sant référence à l’enlèvement d’Emanuela Orlandi, il demande l’intervention du Saint
Père, et réclame carrément la libération d’Ali Agça, le turc qui a tenté d’assassiner Jean-Paul II, le 13 mai 1981. Il déclare détenir en otage la jeune fille, des détails suffisants ont déjà été fournis par deux membres de son organisation, PierLuigi et Mario. Il exige une ligne directe avec le Vatican. Les jours suivants, il insiste: que le Pape se démène pour obtenir la libération d’Ali Agça. Il semble ignorer que le Souverain Pontife n’a aucun pouvoir sur le Ministère de la Justice. Une heure plus tard, il rappelle chez les Orlandi et leur fait écouter une voix qui pourrait être celle d’Emanuela. En raison de son accent, les policiers surnomment cet homme l’ ”Amé-ricain”.
Le 6 juillet, un autre homme appelle la principale agence de presse italienne ANSA. Sa voix est juvénile. Il n’a pas d’accent particulier. Il revient sur l’échange Orlandi- Agça, réclame lui aussi l’intervention du Pape. Il lui donne vingt jours pour s’éxécuter.
Il signale la présence d’un panier, Piazza Del Parlamento, où se trouvent les preuves qu’Emanuela est leur otage. On y découvre effectivement les photocopies de sa carte de l’école de musique,  d’un reçu, d’un papier avec l’écriture de la jeune fille.
Le 8 juillet, un homme avec un accent du Moyen-Orient appelle des camarades de classe d’Emanuela: celle-ci est sa prisonnière. Il accorde vingt jours pour la libération d’Ali Agça et réclame une ligne directe avec le Secrétaire d’Etat du Vatican, Agostino Casaroli. Cette ligne sera installée dix jours plus tard.
Le 17 juillet, sur une bande enregistrée, les ravisseurs confirment leur exigences: échange d’Ali Agça contre Emanuela, une ligne directe avec monseigneur Casaroli. Ils font aussi entendre la voix d’une jeune fille qui appelle à l’aide. Quelques jours plus tard, l’”Américain” demande à l’oncle d’Emanuela de rendre public son mes-sage, de prévenir Casaroli de sa demande précédente.
Au total l’”Américain” donnera seize coups de téléphone, ses complices autant. Tous depuis des cabines téléphoniques. A aucun moment les voix n’ont réclamé la moin-dre rançon. Seulement, la mise en liberté d’Ali Agça en échange d’Emanuela.
L’”Américain“ ne sera jamais identifié.
La rumeur a couru bien des années après, qu’à l’époque, le patron des services secrets italiens, le SISDE, aurait fait établir une sorte de portrait-robot sonore de l’”Américain”. Il aurait fait un rapprochement entre celui-ci et Monseigneur Marcinkus, un prélat américain d’origine lithuanienne de 61 ans. Marcinkus est le Directeur de l’IOR, l’Institut pour les oeuvres de religion, une banque de depôts vaticane. Il a été mêlé au scandale de la banque Ambrosiano, en 1982, dont le directeur, Roberto
Calvi, membre de la Loge P2, a été retrouvé pendu, sous le pont des Black Friars, à Londres.
L’accent de l’”Américain” a fait couler beaucoup de salive et d’encre. Certains trou-vaient qu’il avait l’accent slave, d’autres anglosaxon, d’autres encore penchaient pour un accent d’un pays de l’Est, du moyen-orient, voire sud–américain.
Le premier magistrat chargé de l’affaire Orlandi, Margherita Gerundi, après des inter-rogatoires d’Ali Agça qui ne donnent rien, rejette l’idée d’un quelconque lien avec la tentative d’assassinat de Jean-Paul II. Pour elle, la jeune fille a été enlevée par un maniaque sexuel et assassinée après avoir été violentée.  

Mais Emanuela n’est pas la seule disparue. On n’est sans nouvelles  d’une autre jeune fille du même âge depuis le 7 mai 1983. Elle s’appelle Mirella Gregori. Elle est sortie ce jour là de chez elle en disant qu’elle allait voir un ami. On ne l’a jamais revue. Ni reçu d’appels de ravisseurs. Les deux jeunes filles ne se connaissaient pas, leurs familles non plus. Les parents de Mirella n’ont aucun rapport avec le Vatican.
Pourtant un an et demi plus tard ,dans un communiqué du 20 novembre 1984, les “Loups gris” déclarent détenir entre leurs mains Emanuela et Mirella. Les “Loups gris” sont un groupe ultra nationaliste islamiste turc qui se livre à l’époque à des actes terroristes et n’est pas sans liens avec la mafia turque.
Mehmet Ali Agça, né en 1958, a fait ses débuts dans un gang adolescent, suivis de traffics divers entre la Turquie et la Bulgarie. Il aurait ensuite reçu un entraînement terroriste en Syrie, payé par le gouvernement bulgare. Ali Agça, n’a pas spéciale-ment d’idées politiques, c’est un tueur. Les Loups gris l’engagent. C’est ainsi qu’il assassine Abdi Ipekçi, directeur du quotidien de gauche Milliyet. Il est condamné à perpétuité, il parvient à s’enfuir au bout de six mois, grâce à la complicité du numéro deux de l’organisation. Il se réfugie à Sofia (Bulgarie), arrive le 10 mai 1981 à Rome. Aidé de trois complices, deux bulgares et un turc,Oral Celik, il met en place son pro-jet criminel. Le 13, à 17H17, il est Place Saint-Pierre, à quelques mètres de la papa-mobile. Il tire avec un Browning 9 mm, sur Jean-Paul II, et le blesse grièvement. Sa première balle touche une femme en pélerinage après avoir effleuré le Saint-Père. Il est arrêté aussitôt, sans avoir lancé a grenade qui était en sa possession.

Les exigences de l’”Américain” et de ses complices, libération d’Ali Agça, échange contre Emanuela, l’intervention des “Loups gris” turcs, leur demande d’échange contre Emanuela et Mirella, semblent conduire à une piste politique ou politico-religieuse. Il est vrai que le contexte international s’y prête, de même que les affaires italiennes ou vaticanes. Les voyages incessants du Pape Wojtyla, dont deux en Pologne – il a fini par rencontrer Lech Walesa le jour même où, à Rome, Emanuela était enlevée - ont de quoi agacer profondément les soviétiques qui hésitent, à l’épo-que, sur le traitement à faire subir à la Pologne: intervention militaire ou pas. Celle-ci, par son agitation constante, peut mettre en danger l’unité du Pacte de Varsovie. Et les visites du Pape à sa chère Pologne n’arrangent pas les choses.
Dans le même temps, le monde occidental, fatigué de la guerre froide, et rongé de l’intérieur par les “alliés objectifs” du Kremlin, “better red than dead”, envisage dans son ensemble une large ouverture vis-à-vis de Moscou. L’opposition entre partisans et adversaires de l’ouverture touche les catholiques eux-mêmes et le Vatican. A Ro-me, les évêques s’affrontent aussi sur la position à adopter vis-à vis de la théorie de la libération en Amérique Latine. Ils s’opposent également sur la “modernisation”, que prônent les jésuites, en rébellion ouverte menée par leur général, le père Arupe, et exprimée par un des leurs, l’américain O’Keefe, réclamant la reconnaissance du mariage des prêtres,  du sacerdoce des femmes, de la pilule contraceptive.
Le Vatican, et l’Italie viennent, par ailleurs, d’être secoués fortement par la faillite de la Banque Ambrosiano. Cette banque italienne fondée en 1896 par Mgr Montini, bénéficiait jusque là de la confiance des milieux catholiques. Mais son directeur depuis 1971, Roberto Calvi, entreprend de la moderniser. Il transforme cette banque de dépôts en banque d’affaires, lui donne envergure internationale. Il prend le contrôle de la Banque catholique de Vénétie, ouvre des filiales au Luxembourg, en Suisse. Il crée des sociétés off-shore aux Bahamas, au Pérou, au Nicaragua. Tout cela sent le blanchiment d’argent. 
L’IOR, l’Institut pour les oeuvres de religion, dirigé par Mgr Paul Marcinkus, un amé-ricain d’origine lithuanienne, est son principal actionnaire. L’IOR n’est pas la banque centrale du Vatican, mais une banque dans le Vatican. Elle a été créée en 1942 par Pie XII pour éviter aux congrégations et aux oeuvres de transiter d’un pays à l’autre sans subir taux de change, frais et délais. Elle bénéficie de l’extra-territorialité, et c’est là que le bât blesse. Comme l’écrit Eric Lebec dans son “Histoire secrète de la Diplomatie Vaticane”:”…Son extra-territorialité en fait un guichet dont l’intérêt n’a pas de prix. D’innombrables affaires sont connectées à ce statut qui permet de tourner le contrôle des changes ou d’échapper au fisc. Il est aussi possible de donner des or-dres de virement, dont la justification commerciale n’est pas prouvée. C’est la porte ouverte au blanchiment de sommes d’origine suspecte…Le Vatican est cité chaque fois qu’une plainte justifiée ou non s’élève contre un titulaire de compte”.
Mgr Marcinkus, un géant d’1M 95, interprète de Jean XXIII, organisateur des voya-ges et garde du corps du Pape Paul VI, dont il est le protégé –il lui a sauvé la vie lors d’une tentative d’assassinat- et les premières années, de ceux de Jean-Paul II, est à la tête de l’IOR depuis 1971.
Prélat très controversé, Marcinkus semble avoir fait preuve de beaucoup de légèreté conduisant à de tragiques erreurs de jugement dans sa gestion de l’IOR. Sans parler de ses relations avec Michele Sindona et Roberto Calvi. Il faut toutefois rappeler que Michele Sindona, banquier sicilien lié à la Mafia, dont l’empire à son apogée comptait près de cent cinquante sociétés, sans compter d’innombrables filiales, avait bénéficié à partir de 1969 du soutien et de l’amitié de Paul VI. Ce Pape et ses conseillers avaient fait appel à lui pour se dégager de participations majoritaires dans certaines entreprises industrielles et leur conseiller de nouveaux investissements. Il était deve-nu le conseiller financier du Vatican et avait acquis ainsi une respectabilité incontes-table. Le loup était entré dans la bergerie!
Après la chute de l’empire Sindona, Roberto Calvi devint le conseiller et le partenaire attitré du Vatican pour ses opérations financieres internationales. Il le remplaça aussi comme banquier de puissantes familles mafieuses en Sicile.  
En 1978, année de l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades rouges, la Banque Ambrosiano est dans le colimateur de la Banque d’Italie, qui soupçonne certains de ses clients de se livrer au blanchiment d’argent. Calvi parvient néanmoins à bloquer ses investigations. Mais en 1981, ses enquêteurs mettent à jour une série de malver-sations liées à des transferts internationaux de fonds. La situation du groupe Ambro-siano est catastrophique: le trou dans les caisses de l’Ambrosiano s’élève à 1,4 Mil-liard de dollars. L’IOR est un des actionnaires. Le Vatican contribuera à couvrir la dette.
La même année, la police italienne perquisitionne les bureaux de Licio Gelli, le Grand Maître  de la Loge maçonnique P2 (Propaganda Due), surnommé “Le Mario-nettiste” et met la main sur un fichier de 959 noms d’affiliés, ministres, parlementai-res, prelâts, avocats, diplomates, militaires, hommes d’affaires, banquiers. Un Etat dans l’Etat! Pamis eux, Michele Sindona et Roberto Calvi. 
Celui-ci, pris au centre d’une inextricable toile d’araignée politico-financière et ma-fieuse, n’en mène pas large. Il cherche désespérément un secours. En vain. Calvi s’enfuit d’Italie. Le vendredi 18 juin 1982, on le retrouve pendu sous le pont des Black Friars à Londres, les poches lestées de briques. Ce suicidé, comme on le pense au début, a été assassiné. En 1983, Michele Sindona qui purge une peine de 25 ans de prison aux USA, suite à la faillite de la Franklin National Bank, est extradé en Italie. Il y avait été condamné en 1979 à perpétuité pour avoir commandité le meurtre, cette année-là, de l’avocat Giorgio Ambrosoli, le liquidateur officiel de sa Banca Privata. Sindona est retrouvé mort dans sa cellule en 1986. Son café a été empoisonné au cyanure.
Mgr Marcinkus, protégé par la souveraineté vaticane, n’a pas été entendu par les magistrats  sur l’affaire Ambrosiano. Il sera finalement remplacé à la tête de l’IOR en 1989 et retournera dans son diocèse de Chicago en 1990.

L’affaire Emanuella Orlandi, simple et triste fait divers en apparence, se déroule donc dans un contexte particulièrement embrouillé, celui de la fin des “Années de plomb”.
Un nom donné par les Italiens à ce sombre mélange de conspirations, de magouilles politico-financières, de terrorisme, d’enlèvements et d’assassinats. Cocktail explosif où s’entremêlent étroitement finances, religion, politique, franc-maçonnerie, activis-me, mafia, guerre froide, services des secrets de l’Est et de l’Ouest.
Sur cette toile de fond particulièrement tourmentée, les enquêteurs de l’affaire Orlan-di échafaudent plusieurs hypothèses. Les unes classiques: fugue, acte d’un sadique, enlèvement par un réseau de traite des blanches. Les autres plus osées: règlement de compte interne au Vatican; complot international visant le Pape Wojtyla et le Vatican. Une dernière enfin, qui peut fonctionner avec quelques-unes des précé-dentes, une erreur de personne.
L’hypothèse d’une affaire interne au Vatican est suggérée par deux évènements de la fin des années 70: la disparition prématurée du Pape Jean-Paul I°, le 28 septem-bre 1978, après seulement trente-trois jours de Pontificat, ce qui avait entraîné bien des rumeurs, même d’assassinat; la publication en 1976 d’une liste de 116 prélats affiliés à la Franc-Maçonnerie, complétée le 12 septembre 1978 par l’Osservatore Politico de Mino Pecorelli, un avocat devenu journaliste, aussi discuté que renseigné, abattu à coups de revolver six mois plus tard, le 20 mars 1979, à Rome. Lors de la perquisition, en 1981, dans les bureaux de Licio Gelli, Grand Maître de la P2, on découvrit que Pecorelli était membre de cette loge.
La thèse d’une erreur de personne a vu le jour quand on apprit que des familles d’employés du Vatican bénéficiaient, à l’époque de l’enlèvement, d’une protection rapprochée. Les services secrets français avaient en effet averti leurs homologues vaticanais, qu’une tentative d’enlèvement d’une jeune fille du Vatican se préparait. La famille Orlandi n’avait même pas été prévenue. Par ailleurs, Emanuela ressemblait beaucoup à la fille d’un secrétaire du Pape, Angelo Gugel. Par dessus le marché, leurs deux familles habitaient le même palais, et le même étage! Gugel travaillait aussi étroitement avec Mgr Marcinkus.
Les mois, les années passent. Les familles Orlandi et Gregori font front commun. Solidaires, elles ont pris le même avocat. Hélàs, rien de bien nouveau, côté enquê-tes. Hormis les déclarations d’Ali Agça:”Emanuela est aux mains des “Loups Gris”. Comment le sait-il? Comment le croire? Il passé son temps en propos contradictoi-res.
On continue de parler d’Emanuela. On la voit même, partout, à l’étranger aussi. On signale sa présence à Rome, sur le Tibre, à Bolzano, à Paris, en Hollande, en Suisse, au Luxembourg, en République tchèque. Certains l’ont même reconnue dans une bourgade d’Asie mineure. Les recherches ne donnent rien. L’enquête est close  le 19 décembre 1977.
De quoi mettre en colère le juge Ferdinand Imposato, farouche partisan du complot international, une affaire montée par la Stasi est-allemande avec les services bul-gares, les Loups Gris, contre le Pape. Avec des complices au Vatican. La chute du Mur a entraîné l’ouverture des dossiers du KGB, de la Stasi. Markus Wolf, le patron de celle-ci aurait même donné le nom d’un agent de la Stasi au Vatican: Alois Ester-mann, commandant de la Garde Suisse, assassiné dans des conditions bizarres, le 4 mai 1998. Le second aurait été un journaliste de l’Osservatore Romano, Eugène Brammerts.
En 2001, un curieux évènement se produit dans l’église San Gregorio VII.  Le Père  Giovanni Ranieri Lucci découvre dans un confessional un petit crâne en deux mor-ceaux accompagné d’une image du Padre Pio. Le crâne pourrait être celui d’une adolescente. Emanuela? Les tests ADN se sont révélés négatifs. On s’interroge en-core sur le sens de ce message déposé le 13 mai, vingt ans jour pour jour après l’at-tentat place Saint-Pierre, à quelques dizaines de mètres de là.

On a presque totalement oublié l’affaire Orlandi, quand, en 2005, au cours d’une émission de Chi L’ha Visto? de la Rai Tre sur les personnes disparues, consacrée à Emanuela, un homme appelle. D’une voix très assurée, il dit :”Si vous voulez en savoir plus sur l’affaire Emanuela Orlandi, allez voir qui est enterré dans la crypte de la Basilica di Sant’Apollinare et le cadeau que Renatino a fait au Cardinal Poletti, à l’époque”.
Qui est Renatino? Il s’agit d’Enrico De Pedis, un des chefs de la redoubtable Bande de la Magliana qui tint Rome sous sa coupe dans les années 70/80 et fut impliquée dans les principaux évènements politico-criminels des années de plomb. Il fut abattu lors d’un règlement de comptes le 2 février 1990, Campo di Fiori, en plein coeur de la ville. Il avait 36 ans.Mais, ce que la plupart des téléspectateurs ignore jusque là, c’est qu’il était enterré dans la crypte de Sant’Apollinare, au milieu des prélats et des saints!
Mgr Piero Vergari avait expliqué sa décision d’accueillir sa dépouille ainsi:” Mr De Pedis a été un grand bienfaiteur des pauvres…Il a fait de nombreux dons, spéciale-ment aux jeunes, pour les aider, s’intéressant particulièrement à leur formation chré-tienne et humaine”.
A noter que la Basilique se trouve dans le même bâtiment où siégeait l’école de mu-sique d’Emanuela. Vergari et Poletti sont tous deux sur la liste des prelats et prêtres affiliés à la Franc-Maçonnerie publiée en 1978 par l’Osservatore Politico de Mino Poletti.
En 2006, un repenti de la Bande de la Magliana, Antonio Mancini, identifie la voix de Mario comme étant celle de l’homme de main de De Pedis. On reparle de l’affaire Orlandi grâce aux enquêtes de Chi L’Ha Visto que dirige Federica Sciarella.
Le 22 juin dernier, soit vingt-cinq ans jour pour jour après la disparition d’Emanuela, on apprend que Sabrina Minardi, ex maîtresse de De Pedis entre 1982 et 1984, a confié, le 14 mars, au Procureur adjoint Italo Ormanni et aux responsables de l’en-quête sur l’affaire, qu’Emanuela a été enlevée puis tuée par De Pedis. A la demande de Mgr Marcinkus!
Sabrina est une cocaïnomane notoire. Ses propos sont souvent confus, elle se trompe dans les dates, mais décrit des lieux, donne des noms. Ses déclarations entraînent la réouverture de l’enquête.
 Le Vatican réagit violemment par l’intermédiare du chef de son Bureau de Presse, puis par le Secrétaire d’Etat Tarcisio Bertone. Ils parlent de “propos diffamatoires”, d’”accusations gratuites” contre Mgr Marcinkus, décédé en 2002. Acccusent les media de “propager des informations sans les verifier”, de “sensationnel quand les lecteurs pensent aux vacances”. Mgr Bertone conclue:” Nous partageons le souhait des Magistrats de faire toute la lumière pour savoir ce qui est arrivé à notre bien-aimée Emanuela”.
Aux enquêteurs maintenant de verifier les propos de la Minardi.Qu’a-t-elle dit princi-palement? Qu’Emanuela avait été séquestrée dans un appartement de la Via Pigna-telli,au 12, près de la Piazza San Giovani di Dio, dans le quartier Monteverde. Gar-dée par la gouvernante de Daniela Mobili, proche de Danilo Abbruciati, un des chefs de la Magliana, abattu en 1982, alors qu’il tentait d’assassiner le vice-président de la Banque Ambrosiano, Roberto Rosone. Elle y aurait été gardée six-sept mois. Elle a décrit l’immeuble qui possèderait une cave avec un long souterrain conduisant sous l’hopital San Camillo, proche du Vatican.
Sabrina aurait, à la demande de De Pedis, conduit Emanuela d’un bar du Janicule à une station service du Vatican où les attendait un homme habillé en prêtre dans une Mercédès avec une plaque d’immatriculation du Vatican, “Elle était abrutie, étourdie, confuse; elle n’était pas bien. Elle parlait d’un certain Paolo qui devait être son frère. De Pedis lui avait fait couper les cheveux d’une manière horrible”.
Elle a aussi raconté qu’elle était chez Pipo l’Abruzzese, un restaurant de Torvaianica, avec son amant. Ils auraient été rejoint par Sergio, un jeune costaud,” aux cheveux clairs et aux yeux vert azur, très réservé”, qui lui servait de chauffeur. Ils se seraient rendus dans un chantier. Sergio aurait mis en marche une bétonnière. Ils auraient extraits deux grands sacs des véhicules. Dans l’un il y aurait eu le corps d’Emanuela, dans l’autre celui de Dominico Nicitra, 11ans, fils de celui que la Bande considérait responsable d’une série d’arrestations. Ils les auraient jetés dans la bétonnière. Restée dans la voiture, la Minardi se serait ensuite endormie.
Son témoignage été contesté par Daniela Mobili:”J’étais en prison à l’époque, mon mari aussi. Et je n’ai pas de gouvernante. Seulement une femme de ménage”. Elle lui fait un procès pour diffamation. Un ancien de la Bande, inconditionnel de De Pedis:”Minardi raconte des histoires. L’immeuble de la Via Pignatelli ne servait pas aux enlèvements. Mais de cache à Rinatino quand la police le recherchait. Elle était déjà droguée à l’époque. Personne ne lui aurait confié quelquechose de secret.
Surtout Renatino.Elle était belle et lui servait à “accrocher” des hommes  importants”.
Quant au petit Nicitra, il a été assassiné ainsi que son oncle Francesco le 21 juin 1993. Renatino De Pedis était mort à l’époque.
Cela dit, l’immeuble, l’appartement, le réduit dans la cave avec le cabinet de toilette existent bien. Le grand souterrain aussi.
Dans les semaines qui ont suivi les révélations de la Minardi, le repenti Antonio Man- cini a confirmé certains propos de ses propos. Il aurait ajouté: “La cause de tout ça? Mais le fric”: “La Bande avait prêté beaucoup d’argent à Roberto Calvi, qui passait par le Vatican. Des sous qui auraient du revenir ensuite chez nous”. Il aurait ajouté:” De Pedis était très religieux. Il tuait les gens. Mais il était très religieux”.
Le fils de Roberto Calvi avait déjà déclaré que l’affaire Orlandi était liée à l’assassinat de son père.

Le 14 aout dernier, le magazine Visto sort un scoop: la photo de la BMW gris sombre qui aurait servi à transporter Emanuela. Elle séjournait depuis treize ans dans le sous-sol d’un parking de la Villa Borghese! La voiture appartenait à un membre de la Magliana. Son premier propriétaire: Flavio Carboni, un important entrepreneur accu-sé avec quatre autres personnes du meurtre de Roberto Calvi puis relaxé.
Complot international? Affaire criminelle? L’affaire Emanuella Orlandi risque encore de surprendre.

Yan Meot avec Silvia Benedetti à Milan et Rome

Cet article a été rédigé à l’été 2008. Il était destiné à un magazine feminin qui voulait des papiers d’investigation à l’américaine, pour lequel j’avais déjà travaillé. Il a été refusé  comme “trop religieux” et “trop politique”. 


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